7 novembre
Mrs Nesbitt est morte.
J'ignore quand ça s'est passé, mais elle était dans son lit et j'aime penser qu'elle est morte dans son sommeil. Elle avait les yeux fermés et une expression sereine.
Je l'ai embrassée sur la joue et j'ai recouvert son visage avec le drap du dessus. Je suis restée pendant un long moment assise à côté d'elle sans rien dire, surtout pour voir si j'allais me mettre à pleurer, mais non. Je me rendais bien compte que je ne pouvais rester là éternellement, même si c'était l'endroit le plus paisible au monde.
Je savais qu'elle voulait nous donner tout ce qu'elle avait, mais j'ai mis un point d'honneur à d'abord lui retirer son pendentif en diamant et sa broche en rubis. Puis je suis descendue au rez-de-chaussée et j'ai enlevé du mur les deux toiles qu'elle voulait offrir à Matt et à Jonny. J'ai tout empilé sur la table de la cuisine en essayant de décider quelle serait la prochaine étape.
Ce qui me démangeait vraiment, c'était de fouiller dans son placard pour voir ce qui lui restait de provisions, mais j'étais tellement fébrile à cette idée qu'elle m'a paru tout à fait déplacée en la circonstance. J'aurais eu l'impression d'agir comme une cannibale.
Du coup j'ai pris une torche électrique et j'ai commencé par le grenier. J'ignorais ce que j'allais y trouver, mais Mrs Nesbitt m'avait dit de tout explorer de la cave au grenier, et je n'avais aucune envie d'aller dans la cave.
Le grenier était plein de cartons et de malles. Il y faisait un froid glacial et j'ai senti que je n'aurais pas l'énergie de les examiner tous en détail. J'ai donc juste jeté un coup d'œil.
D'après ce que je pouvais voir, il y avait beaucoup de vieux vêtements qui ne nous seraient d'aucune utilité. Des cartons remplis de paperasse aussi - M. Nesbitt tenait lui-même les comptes de son affaire.
J'ai ouvert un carton avec « Bobby » écrit dessus et j'y ai trouvé un truc génial. Il contenait essentiellement les cours du fils de Mrs Nesbitt, des articles qu'il avait écrits et des lettres qu'il avait reçues en tant que membre de l'équipe de basket du lycée. Mais presque au fond j'ai vu une boîte à chaussures pleine de vieilles cartes de base-ball.
Pensant à Jon qui n'avait pas eu de cadeau d'anniversaire, j'ai récupéré la boîte. Il aurait au moins une surprise pour Noël. Ou avant Noël, si je sentais que nous n'irions pas jusque-là.
Je suis descendue dans les chambres et j'ai inspecté les placards. Il y avait des serviettes propres et des gants de toilette neufs. Des draps, des couvertures et des édredons propres. Que nous chauffions ou non la véranda, ces couvertures supplémentaires tombaient à pic. Il y avait des boîtes de Kleenex, des rouleaux de papier toilette. Et toutes sortes de médicaments.
J'ai pris une taie d'oreiller propre et l'ai remplie de mes trouvailles, en commençant par les cartes de base-ball. Je n'y ai pas mis les couvertures, mais quelques gants et serviettes. Je triais sans aucune logique. De toute façon, quand j'enverrais Matt charger la voiture, il pourrait ramasser ce que j'avais oublié.
Puis je me suis autorisée à entrer dans la cuisine. En ouvrant un placard, j'ai vu les conserves de légumes, de soupe, de thon et de poulet. Tout ce que nous mangions exclusivement depuis des mois. Mais chaque boîte représentait pour nous un peu de vie en plus.
Je savais, sans qu'elle n'ait eu besoin de me le dire, que Mrs Nesbitt s'était privée pour que nous puissions avoir ces provisions. Je l'ai remerciée en silence et j'ai continué à faire l'inventaire.
Au fond d'un placard, j'ai trouvé une boîte de chocolats, non entamée, avec une carte « Bonne Fête, Maman » collée dessus. Mrs Nesbitt n'avait jamais été une fan de chocolat. Son fils aurait dû le savoir.
J'ai pris les chocolats et les ai posés dans le fond de la taie d'oreiller avec les cartes de base-ball. Je n'arrivais pas à me décider si je devais les offrir à maman pour Noël ou pour son anniversaire.
Puis j'ai entendu un bruit bizarre derrière moi. J'ai regardé dans cette direction et j'ai vu que le robinet de l'évier gouttait.
J'ai attrapé une marmite, l'ai placée sous le robinet, que j'ai ouvert. Il en est coulé de l'eau. Le puits de Mrs Nesbitt ne s'était pas tari. Comme elle vivait seule, elle n'avait pas utilisé toute l'eau. Et le chauffage qu'elle laissait en permanence avait empêché les conduits de geler.
J'ai pris plein de conserves et un sachet entier de raisins secs et les ai fourrés dans la taie d'oreiller. Puis j'ai fouillé la maison de fond en comble à la recherche de récipients — bouteilles, carafes, boîtes métalliques et bidons — que j'ai emportés jusqu'à la cuisine. Je les ai remplis rien que pour le plaisir d'entendre l'eau couler.
J'étais tentée de me verser un verre et de le boire, mais même si l'eau était sans doute propre, je savais qu'il fallait d'abord la faire bouillir. Puis j'ai pensé à regarder dans le réfrigérateur. Mrs Nesbitt devait sûrement s'en servir de réserve. De fait, j'y ai trouvé un pack de six bouteilles d'eau.
Je me suis autorisée à en boire une. J'ai fait un gros effort pour m'empêcher d'avaler l'eau en trois gorgées. Au contraire, je l'ai dégustée comme un grand vin.
C'est drôle, toute cette nourriture et je n'étais même pas tentée d'en prendre une bouchée, mais je ne pouvais résister à l'eau.
Puis j'ai saisi un gant, l'ai trempé dans l'évier et me suis nettoyé le visage et les mains. Ensuite j'ai retiré tous mes vêtements et je me suis lavée entièrement. L'eau était froide et la cuisine guère plus chaude, mais c'était un sentiment merveilleux de se sentir à nouveau propre.
J'ai remis mes vêtements sales. Après avoir glissé cinq bouteilles d'eau dans ce que je commençais à appeler la hotte du père Noël, j'ai compris que je ne pouvais rien porter de plus. Je ne serais jamais arrivée à prendre les deux toiles, mais j'ai mis la broche et le pendentif dans ma poche de pantalon. J'ai hissé le sac sur mon épaule et suis sortie par la porte de la cuisine.
Quand j'allais chez Mrs Nesbitt, je prenais tantôt par la route tantôt par les bois, où je savais que je n'éveillerais pas les soupçons. J'espérais seulement que je ne croiserais personne, parce que en voyant ma hotte du père Noël, on saurait tout de suite que j'avais récupéré des choses dans la maison de Mrs Nesbitt. Si quelqu'un y faisait une descente avant l'arrivée de Matt, adieu la nourriture, l'eau et tout le reste.
Je marchais aussi vite que possible, en me maudissant d'avoir trop rempli ma taie d'oreiller. C'était une journée sans brunch et j'avais faim. L'eau gargouillait dans mon estomac.
J'ai repéré Matt et Jonny en train d'abattre un arbre. Je me suis rappelé qu'ils coupaient du bois pour Mrs Nesbitt. Ils allaient être chargés en rentrant à la maison.
Pendant un moment, j'ai hésité : devais-je les avertir aussitôt ou bien passer d'abord à la maison pour déposer le sac ? Mais si maman le voyait, il faudrait que je lui explique, et j'étais trop contente de pouvoir remettre ça à plus tard. Donc je me suis placée derrière un arbre pour que personne ne me voie parler avec Matt et Jonny.
— Mrs Nesbitt est morte, ai-je chuchoté. Il y a quelques jours, elle m'avait demandé de prendre tout ce qui pourrait nous être utile. Il y a encore l'eau courante. Et il reste un peu d'essence dans sa voiture.
— Où est-elle ? a demandé Jonny.
— Dans son lit. Peter lui avait dit que l'hôpital prenait les corps. Elle m'avait recommandé de la transporter là-bas si ça nous arrangeait. Nous avons eu une longue discussion à ce sujet l'autre jour.
— Est-ce qu'il faut que je le fasse ? a demandé Jonny. Vous accompagner ?
— Non, a dit Matt. Mais tu nous aideras à transporter les réserves. Il y a une brouette dans le garage. Nous pouvons la remplir de bois pour que tu la ramènes à la maison. Miranda, ça t'ennuie d'y retourner ?
— Non, bien sûr que non.
— Bien. Nous allons vider la maison. Tu sais conduire ?
— La pédale d'accélérateur c'est pour avancer et celle du frein pour s'arrêter.
Matt a souri.
— C'est parfait. On va prendre la camionnette avec toutes nos bouteilles et nos carafes vides pour pouvoir les remplir d'eau là-bas. On charge tout dedans, je ramène la camionnette à la maison, et toi la voiture de Mrs Nesbitt. Puis je retourne là-bas pour emmener Mrs Nesbitt à l'hôpital. Le temps que je revienne, la maison aura été pillée, mais nous aurons pris tout ce qui en valait la peine.
— Quand tu feras le voyage pour Mrs Nesbitt, profites-en pour charger encore la voiture. Franchement, elle n'y aurait rien trouvé à redire.
— D'accord. Rapporte le sac à la maison et avertis maman. Jon, tu viens avec moi. Allons prendre des récipients.
On est donc tous allés à la maison. Maman était assise sur son matelas, les yeux fixés sur le feu ; elle m'a entendue entrer puis elle a vu la taie d'oreiller.
— Où as-tu trouvé ça ? a-t-elle demandé.
— C'est Mrs Nesbitt. Maman, je suis désolée.
Il lui a fallu un moment pour comprendre ce que je disais. Alors elle a inspiré longuement et m'a demandé :
— Sa mort a été douce ? Tu as pu voir ?
— Elle est morte dans son sommeil. Exactement comme elle le souhaitait.
— Bien, c'est ce que nous pouvions espérer de mieux.
Quand nous sommes arrivés chez Mrs Nesbitt, Jonny était dehors et chargeait le bois dans la brouette. Matt et moi sommes entrés. Matt a rempli tous les récipients que nous avions apportés et j'ai emballé les couvertures, les serviettes, les draps, les conserves, les albums photos et les deux tableaux.
Alors que nous étions dans la cuisine, Jon est entré en courant. Il avait trouvé dans le garage deux tonneaux, deux poubelles en plastique et un grand seau à ordures.
Le seau était tellement lourd lorsque nous l'avons rempli d'eau qu'il a fallu nous mettre à trois pour le transporter jusqu'à la camionnette. Jonny et moi avons réussi à transporter les poubelles.
Nous avons procédé aussi calmement que possible, mais évidemment, si quelqu'un entendait le bruit du moteur, il devinerait qu'il se tramait quelque chose. La règle était « la famille d'abord », et d'après Matt, tout le monde nous considérait comme de la famille de Mrs Nesbitt, donc nous ne devrions pas avoir de problème, mais nous n'étions pas tranquilles avant d'avoir fini de charger les deux véhicules et d'allumer le moteur.
Et là, bien sûr, je devais prendre le chemin pour rejoindre la route et remonter notre allée jusqu'à la porte de la véranda.
« L'important est de ne pas paniquer », me répétais-je. Aucune voiture ne circulait à part la mienne, donc je ne risquais pas de percuter quelqu'un. Le risque était bien plus grand de me prendre un arbre. Je me suis cramponnée au volant et j'ai roulé à deux à l'heure. Le trajet ne devait pas durer plus de cinq minutes, mais il me paraissait interminable.
Si j'étais à ce point angoissée de conduire, ça prouvait que je n'étais pas prête à mourir.
Jon est arrivé avec sa brouette, qu'il a laissée dans le garage. Puis lui, Matt et moi avons déchargé les voitures. On a tout entreposé dans la cuisine en attendant. Je crois que maman était sur le point de pleurer à la vue toute cette eau.
Matt m'a demandé si je voulais retourner avec lui pour conduire Mrs Nesbitt à l'hôpital. Avant même que j'aie eu le temps de répondre, maman a dit :
— Miranda en a fait assez comme ça. Jonny, accompagne ton frère.
— Maman, a commencé Jonny.
— Tu m'as bien entendue. Tu dis toujours que tu veux qu'on te traite comme un grand. Alors conduis-toi en adulte. Miranda a fait ses adieux à Mrs Nesbitt. Elle a sûrement dit un mot pour moi aussi. C'est à ton tour maintenant.
— D'accord.
Il avait tellement l'air d'un petit garçon, j'avais envie de le serrer dans mes bras.
— Ça va nous prendre un bon moment, a précisé Matt. N'ouvrez à personne d'ici là. Tout devrait bien se passer, mais ce n'est pas la peine de courir le moindre risque.
— Nous ne bougerons pas, l'a assuré maman. Soyez prudents. Je vous aime, tous les deux.
Après leur départ, j'ai obligé maman à boire une bouteille d'eau. Puis je me suis assise auprès d'elle et lui ai rapporté la conversation que j'avais eue avec Mrs Nesbitt. J'ai sorti le pendentif de ma poche et le lui ai tendu.
— Elle l'avait eu pour ses cinquante ans, a commenté maman. Un cadeau de son mari. Il avait organisé une fête surprise et je crois qu'elle ne s'y attendait pas du tout. Leur fils Bobby avait invité Sally pour l'occasion. Nous avons alors compris que c'était du sérieux. Il se sont mariés un peu plus tard dans l'année.
— Elle m'a dit de te donner ses albums. Je parie qu'il y a des photos de la fête.
— Oh, sans doute. Tiens. Aide-moi avec le fermoir, je suis sûre qu'elle serait heureuse de savoir que je le porte.
Je me suis penchée sur son cou. Elle a tellement maigri que je pouvais voir ses os.
— Elle m'a donné cette broche, ai-je dit en la montrant à maman.
— Elle l'aimait beaucoup. C'était à sa grand-mère. Prends-en soin, Miranda. C'est un cadeau de grande valeur.
Puis je suis retournée travailler. J'ai transporté bouteilles et carafes dans la cuisine. Mis les provisions dans le garde-manger et changé les draps de maman. J'ai pris une casserole, l'ai remplie d'eau, et après l'avoir chauffée, j'ai aidé maman à se laver les cheveux. J'ai caché les cartes de baseball et le chocolat, et j'ai rangé le reste.
Matt et Jon sont rentrés à l'heure du dîner. Ils avaient vu Peter, et l'hôpital avait accepté le corps de Mrs Nesbitt sans problème. Puis nous avons mangé du thon, des haricots rouges et des tranches d'ananas. Et nous avons bu à la santé de notre meilleure amie.
8 novembre
Cet après-midi, maman s'est dirigée en clopinant (ce qu'elle n'aurait sans doute pas dû faire) vers le garde-manger. Matt et Jonny étaient partis jouer les bûcherons.
J'avais laissé maman seule un long moment (je perds la notion du temps), quand enfin, j'ai voulu m'assurer qu'elle n'était pas tombée. Donc je suis entrée dans le garde-manger et l'ai trouvée assise par terre, secouée de sanglots. J'ai passé un bras autour de ses épaules et l'ai laissée pleurer. Au bout d'un moment, elle s'est calmée puis elle m'a serrée contre elle. Je l'ai aidée à se relever, et elle s'est appuyée sur moi quand nous avons quitté la pièce.
Je n'ai jamais autant aimé maman que maintenant. J'ai presque l'impression que l'amour que lui vouait Mrs Nesbitt s'est en partie glissé en moi.
10 novembre
Peter est passé dans l'après-midi. Chaque fois que je le vois, il a vieilli de cinq ans.
Il ne nous a pas beaucoup parlé. Il a juste soulevé maman de son matelas, couvertures comprises, et l'a transportée dans le salon.
Ils y sont restés longtemps. Ils y étaient encore quand Matt et Jon sont rentrés, et nous nous sommes tous mis à chuchoter pour ne pas déranger maman.
Quand ils sont revenus dans la véranda, Peter a reposé maman si délicatement sur le matelas que j'en aurais pleuré. Il y avait tant d'amour et de tendresse dans ce geste. Il nous a dit de prendre soin de maman et de l'empêcher d'en faire trop. Nous lui en avons fait la promesse.
Je me demande si papa a jamais été aussi gentil avec maman. Je me demande s'il l'est autant avec Lisa.
Jour des Vétérans. Jour férié pour la nation.
Matt n'est pas allé travailler à la poste.
Je n'en reviens pas. C'est vraiment le meilleur gag de l'année.
15 novembre
J'étais montée dans ma chambre chercher une paire de chaussettes (plus) propres et j'en ai profité pour me peser.
J'avais des couches et des couches de vêtements. Malgré le poêle allumé en permanence, il fait frais contre les parois de la véranda. Et bien sûr, dès qu'on quitte cette pièce pour se rendre dans le garde-manger, la cuisine ou à l'étage, c'est comme partir en expédition pour le pôle Nord. Ici, on ne traîne pas en bikini.
J'avais mes sous-vêtements, mes caleçons (parfois je me rappelle mon indignation quand maman les a achetés au printemps dernier, et maintenant je l'en remercie chaque jour, au moins dans ma tête), mon jean, mon jogging, deux tee-shirts, un sweat-shirt, un manteau d'hiver, deux paires de chaussettes et mes chaussures. Je n'avais pas pris d'écharpe et avais laissé mes gants dans mes poches parce que je savais que je n'allais pas rester longtemps là-haut.
Pour obtenir un résultat plus précis, j'ai enlevé mes chaussures et mon manteau. D'après la balance, mes vêtements et moi pesions 43,5 kg.
Ce n'est pas si mal. Personne ne meurt de faim à 43,5 kg.
Je pesais 53,5 kg au printemps dernier. Ce qui m'inquiète le plus, c'est combien de muscles j'ai perdus. Grâce à la natation, j'étais en pleine forme, et maintenant je ne fais rien, à part porter du petit bois et frissonner.
J'aimerais retourner à l'étang pour me remettre à patiner, mais j'ai des scrupules à abandonner maman. Quand je la laissais pour aller voir Mrs Nesbitt, c'était pour la bonne cause. Mais patiner serait pour mon seul plaisir, et l'argument ne tient pas la route.
Matt et Jon sont très minces, mais ils ont l'air tout en muscles. Maman est d'une maigreur maladive. Elle mange moins que nous depuis un moment déjà, mais au départ elle était plus en chair, donc je ne crois pas qu'elle soit encore près de mourir d'inanition.
Nous avons de quoi manger mais nous devons faire attention. Qui sait quand nous trouverons de nouvelles provisions ? Même Peter ne nous apporte plus rien quand il vient nous voir.
Thanksgiving[8] est la semaine prochaine. Je me demande si nous aurons à rendre grâce pour quoi que ce soit.
18 novembre
Aujourd'hui, Matt est revenu de la poste à toute vitesse. Il y avait une lettre de papa.
Le seul problème, c'est que la lettre était antérieure à la dernière que nous avions reçue. Il avait dû l'écrire entre les deux qui nous sont déjà parvenues.
Celle-là venait de l'Ohio. Elle ne disait pas grand-chose, sinon qu'ils allaient bien et que jusque-là ils avaient assez d'essence et de nourriture, et que c'était marrant de vivre sous la tente. Ils rencontraient beaucoup d'autres familles qui se rendaient aussi dans le Sud ou l'Ouest, et ils étaient même tombés sur quelqu'un que papa avait connu à la fac. Lisa avait ajouté un post-scriptum pour dire qu'elle avait senti le bébé bouger. Elle était sûre que c'était un garçon mais papa était convaincu que c'était une fille.
C'était tellement bizarre de recevoir cette lettre. Je n'arrivais pas à comprendre pourquoi Matt était si content. On n'y apprenait rien de nouveau, puisque nous savions que papa et Lisa avaient continué plus à l'ouest. Mais d'après Matt, ça veut dire que le courrier circule toujours et que, du coup, nous pourrions recevoir à n'importe quel moment une lettre plus récente de papa.
Parfois j'ai l'impression que papa, Sammi ou Dan me manquent plus que Megan ou Mrs Nesbitt. Tous m'ont abandonnée, mais je ne peux pas reprocher ni à Megan ni à Mrs Nesbitt de ne pas écrire. Je sais que je ne peux pas en vouloir non plus à papa, à Sammi ou à Dan. Ou plutôt que je ne devrais pas leur en vouloir — ce qui est plus exact.
Je ne peux plus m'isoler. Pourtant, je me sens si seule.
20 novembre
Il faisait - 30°C quand je suis sortie vider le bassin. Je suis presque certaine que c'était le début de l'après-midi.
Matt continue à couper du bois. Comme les bûches envahissent la salle à manger, il a commencé à en empiler dans le salon.
Je me demande s'il restera encore des arbres d'ici à la fin de l'hiver. Si l'hiver prend fin un jour.
On a toujours de l'eau mais on la consomme à petites doses.
24 novembre
Thanksgiving.
Même maman n'a pas fait semblant d'être reconnaissante pour quoi que ce soit.
Aujourd'hui, Matt est rentré de la poste avec deux surprises géniales.
L'une, c'était Peter.
L'autre, c'était un poulet.
En fait de poulet, l'animal n'était guère plus gros qu'un coquelet. Mais il était mort, plumé et prêt à cuire.
Matt devait savoir à l'avance qu'il allait revenir avec, puisqu'il avait prévu d'inviter Peter pour notre fête post-Thanksgiving.
Pendant un moment, j'ai essayé d'imaginer d'où pouvait venir ce poulet et de quelle façon Matt se l'était procuré. Puis je me suis dit : « Qu'est-ce qu'on en a à faire ? » Voici un poulet, un vrai poulet, parole d'honneur, et pas un poulet en boîte. Et il faudrait être débile de faire la dégoûtée devant un pareil cadeau.
Quoi que Matt ait donné en échange du poulet, ça en valait la peine, à en juger le regard de maman lorsqu'elle a aperçu la bête. Ça faisait des semaines que je ne l'avais vue aussi contente.
Puisqu'on ne pouvait le cuire autrement que sur le poêle, les options étaient quelque peu limitées. On a mis le poulet dans une cocotte avec du bouillon de poule, du sel, du poivre, du romarin et de l'estragon. Rien que l'odeur, c'était le paradis. On a cuit du riz et réchauffé des haricots verts.
C'était le rêve total. J'avais oublié le goût du vrai poulet. Je crois que chacun de nous aurait été capable de le manger en entier, mais nous l'avons partagé fort civilement. J'ai eu droit à un pilon et deux bouchées d'une cuisse.
Peter et Jon ont tiré l'os du bonheur. C'est Jon qui a gagné, mais ça ne change pas grand-chose, dans la mesure où nous aurions tous fait le même vœu.
26 novembre
On dirait que le poulet a vraiment ressuscité maman, parce que aujourd'hui elle a décidé que nous perdions notre temps et que ça devait cesser. Elle a raison, bien sûr, mais c'est quand même assez drôle qu'elle ressente le besoin d'en faire tout un plat.
— Avez-vous mis le nez dans vos manuels cet automne ? a-t-elle demandé. Et toi, Matt ?
Évidemment que non. Nous avons essayé de prendre un air honteux. Ouh, les sales gosses ! Ils ne font pas d'algèbre alors que c'est la fin du monde !
— Peu importe ce que vous étudiez, a continué maman. Mais vous devez réagir. Choisissez un sujet et planchez dessus. Je veux voir des livres ouverts. Je veux voir des gens qui se cultivent, ici.
— Je refuse d'apprendre le français, ai-je dit. Je n'irai jamais en France. Je ne rencontrerai jamais de Français. Autant que je sache, la France n'existe plus.
— Eh bien, laisse tomber le français, a concédé maman. Étudie l'histoire. A défaut d'un avenir, on ne peut pas nier qu'on a eu un passé.
C'était la première fois que j'entendais maman parler ainsi. Ç'a anéanti toute velléité de me disputer avec elle.
J'ai donc choisi l'histoire, Jon l'algèbre et Matt a dit qu'il aiderait son petit frère. Il a aussi avoué vouloir lire les philosophes. Et maman a annoncé que puisque je ne me servirais pas de mon manuel de français, c'est elle qui l'utiliserait.
Je ne sais pas combien de temps va durer cette soif de savoir, mais je comprends maman. L'autre nuit, j'ai rêvé que je me retrouvais au lycée pour un examen de fin d'année, et non seulement je n'avais pas suivi les cours et je ne savais rien, mais en plus le lycée n'avait pas changé, tout le monde avait l'air normal, et j'étais la seule couverte de montagnes de vêtements, je ne m'étais plus lavée depuis des jours, et tout le monde me regardait de travers comme si je venais tout droit de l'enfer.
Au moins, maintenant, si je passe l'épreuve d'histoire, j'aurai peut-être une chance de ne pas me planter.
Rien de tel que les devoirs pour avoir envie de sécher les cours.
J'ai dit à maman que je voulais me promener, et elle m'a répondu : « Eh bien, pourquoi pas ? Tu passes tout ton temps à la maison. »
Je l'aime, mais j'aurais pu l'étrangler.
J'ai mis quelques couches de plus et j'ai marché jusque chez Mrs Nesbitt. Je ne savais pas ce que je cherchais par là ou ce que je m'attendais à trouver. La maison a été mise à sac depuis le jour de sa mort. Rien d'étonnant. Nous avions pris tout ce dont nous avions besoin, mais il restait des meubles et d'autres gens les avaient emportés.
Ça faisait drôle de traverser cet endroit vide. Ça m'a rappelé quand j'étais entrée chez Megan : comme si la maison elle-même était morte.
Après avoir tourné de-ci, de-là, j'ai réalisé que ce que je voulais, c'était explorer le grenier. Peut-être qu'il n'avait pas été pillé, en tout cas pas complètement.
Et comme je l'avais prévu, même si les cartons avaient été ouverts et leur contenu éparpillé, il restait encore plein de choses. Et c'est là que j'ai compris que je cherchais un cadeau de Noël pour Matt. Jon avait les cartes de base-ball. Maman la boîte de chocolats. Je voulais que Matt ait aussi quelque chose.
Il restait surtout des vieux draps, des nappes, des trucs comme ça. Des piles de vêtements usés, rien qui puisse servir à nouveau.
La première fois que j'étais montée dans le grenier, tout était soigneusement emballé dans des cartons. A présent c'était le chaos. Ça n'avait guère d'importance, d'ailleurs. Je me suis mise à fouiller les tas, les cartons, les malles qui avaient déjà été explorés mais laissés de côté. Et enfin j'ai trouvé.
Une boîte de crayons de couleur et des feuilles de coloriage. Les dessins avaient été soigneusement coloriés, mais comme leur verso était vierge, j'ai décidé de les prendre aussi.
Au lycée, Matt avait étudié le dessin. Je n'étais pas sûre qu'il s'en souvienne, mais moi oui, car il m'avait dessinée dans une position cambrée que j'aurais été bien incapable d'avoir en réalité. Maman, qui aimait ce croquis, avait voulu l'afficher, mais ça me gênait parce que je savais que ce n'était pas vraiment moi, et j'ai piqué une crise jusqu'à ce qu'elle abandonne l'idée. J'imagine qu'elle a gardé le dessin, mais j'ignore où elle l'a caché.
Un beau jour, Matt va arrêter de couper du bois, et à ce moment-là il pourra reprendre le dessin ou se mettre à la philo.
J'ai continué à fureter partout. Les crayons étaient vraiment ce qu'il y avait de mieux. J'ai donc remercié Mrs Nesbitt et suis rentrée à la maison. Je me suis faufilée en cachette par la porte de devant et j'ai monté mes coloriages dans ma chambre avant de retourner à la véranda.
Si nous ne mangeons pas de poulet pour Noël, au moins il y aura des cadeaux.
Voilà trois jours que la température affiche - 15°C dans l'après-midi. J'ai pris les patins de maman et suis allée à l'étang.
Il n'y avait personne. (Je commence réellement à croire que toute cette histoire avec Brandon était une hallucination.) Bizarrement, c'était mieux d'être seule, puisque j'ai toujours quelqu'un sur le dos à la maison. Maman peut enfin clopiner, je n'ai donc plus besoin de tourner autour d'elle tout le temps, mais il fait bien trop froid dans les autres pièces pour y rester longtemps.
J'ai patiné sans réaliser d'exploit ni battre des records de vitesse. Il fallait que je fasse attention, vu qu'il manquait de gros blocs de glace. Des gens avaient dû tailler dedans à coups de hache pour récupérer de l'eau, comme nous l'aurions fait si le puits de Mrs Nesbitt avait été à sec.
L'air est tellement mauvais, je ne sais pas comment Matt et Jonny peuvent le supporter. Je venais de m'élancer sur la glace et, déjà, je commençais à tousser. J'ai sans doute patiné moins d'un quart d'heure, mais à la fin j'étais épuisée, et j'ai dû rassembler toutes mes forces pour rentrer à la maison.
Matt, maman et moi ne sommes plus qu'à un repas par jour, mais au moins nous mangeons sept jours par semaine. Et si la température se met vraiment à remonter, ça nous aidera à tenir.